lundi, juillet 10, 2006

Argent, nos gestes nous trahissent

Menue monnaie ou grosses coupures glissées dans la poche, liasses froissées ou repassées : notre façon de toucher et de ranger l'argent en dit long sur nous.

J'AIME AVOIR DES LIASSES SUR MOI
La liasse est associée à l'idée de liberté, d'autonomie : on peut rêver de partir pour une autre vie à tout moment. C'est la dimension phobique des angoissés : ils doivent pouvoir penser qu'ils peuvent fuir très vite, n'importe où. Pour les hommes, il y a aussi une satisfaction sensuelle à palper les billets : on se sent puissant, on montre son phallus, on l'exhibe... D'où l'expression "sors ta liasse". Enfin, le plaisir de toucher un "paquet d'argent" consistant rassure ceux qui ont peur d'en manquer.

JE GARDE TOUJOURS MON ARGENT DANS UN PORTEFEUILLE
C'est une manière pour certaines personnes de ne pas y toucher, de l'isoler. Si le dépenser procure du plaisir aux uns, le garder est encore plus jouissif pour d'autres. Cette attitude est davantage culturelle que phobique : l'argent est sale et on ne sait jamais d'où il vient. Cela ne signifie pourtant pas que ces individus n'aiment pas l'argent, au contraire. Il s'agit plutôt d'une mise à distance de leurs propres pulsions à son égard.

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JE RANGE MES BILLETS DANS LA POCHE DE MA VESTE
C'est une façon de mettre l'argent en avant, devant soi. Beaucoup d'hommes vivent avec la crainte permanente de perdre leurs billets. Dans la poche avant, ils peuvent les surveiller en baissant les yeux. Une autre manière, pour les inquiets, de se rassurer : leur argent liquide les précède, les protège; ils refusent l'idée qu'on puisse le leur dérober par derrière.

JE GLISSE MON ARGENT DANS LES POCHES DE MON PANTALON
Dans les vêtements, les deux places naturelles de l'argent sont la poche intérieure de la veste et la poche arrière du pantalon. Ceux qui le mettent dans les poches avant ont besoin de le toucher : on peut dire que c'est un équivalent masturbatoire. Il est socialement plus admis de tripoter des billets que de toucher son sexe !
Les adeptes du rangement dans la poche arrière refusent, inconsciemment, de voir l'argent, en prenant le risque qu'on le leur vole. En même temps, ils vont le contrôler. En fait, à cet endroit, il occupe sa place naturelle, qui a quelque chose à voir avec les selles : comme l'enfant qui croit qu'il peut retenir ses selles, ces personnes sont dans la toute puissance anale.

JE N'AI JAMAIS DE LIQUIDE SUR MOI
Cette absence permanente de liquidités - comportement courant chez les riches - provient d'une gêne face à la matérialité de l'argent. Ces personnes ont le fantasme d'une puissance illimitée, celle que peut procurer l'argent virtuel. La carte de crédit permet symboliquement une richesse infinie, pure, débarrassée de la basse contingence du papier. Cette illusion de richesse et de pureté est d'ailleurs utilisée dans les casinos, où le jeton remplace le billet.

JE MALTRAITE MES BILLETS
Un cliché veut que ceux qui abîment leurs billets n'aiment pas l'argent. C'est inexact. En les froissant, on augmente leur volume. Il y a sûrement une certaine rage à ne pas avoir assez de billets. J'y décèle également une peur de l'ordre, de faire ses comptes propre aux flambeurs : le manque d'argent les confronte à la limite de leur pouvoir. Mais celui qui froisse un billet peut très bien le repasser et le restaurer plus tard : les attitudes, face à l'argent, ne sont jamais cloisonnées.

JE PLIE SOIGNEUSEMENT MES BILLETS
On est assez proche de l'esprit du collectionneur qui thésaurise et magnifie son argent. Mais le plaisir de toucher un beau billet va plus loin qu'une simple satisfaction charnelle : ce bout de papier devient une icône magique qui permet d'imaginer mille dépenses, mais reste là. Il transcende la réalité tout en gardant son pouvoir tant qu'il n'est pas dépensé. C'est le syndrome des vieilles personnes, qui plient, ou même repassent leurs billets avec amour.

JE N'AIME QUE LES GROS BILLETS
Les mots de l'argent sont importants : on dit "casser" un gros billet, verbe à connotation violente. Et on parle toujours de "gros billet", puisque l'euro a perpétué la différence de taille entre petites et grosses coupures. Posséder un billet de 500 euros, très difficile à trouver, induit l'appartenance à une élite sociale. C'est une façon de se dire : "Le billet de 500 est pour moi ce que le billet de 10 est pour vous." A l'opposé, certains aiment avoir un gros volume de petits billets, mais la démarche intérieure est similaire : se valoriser de façon ostentatoire.

J'AIME PALPER MES PIÈCES
C'est une attitude qui est propre aux hommes. En effet, la symbolique sexuelle des pièces est historique et masculine : au Moyen Age, le porte-monnaie s'appelait la "bourse", comme les testicules. Dans l'histoire de l'humanité, le seul véritable argent, ce sont les pièces d'or ou d'argent, espèces sonnantes et trébuchantes. Les hommes qui tripotent les pièces se rassurent avec un plaisir masturbatoire. Ils aiment avoir beaucoup de monnaie dans leur poche pour avancer en cliquetant, comme s'ils exhibaient une excroissance sexuelle. En palpant des pièces, ils revisitent également leurs sensations de petit garçon. L'argent de poche, donné par les parents, est le signe de l'enfance.

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L'ARGENT EST UN PLAISIR D'ENFANT
Psychologue, Marie-Claude François-Laugier est l'auteur de "Comment régler ses comptes avec l'argent" publié c/ Payot, 2001. Elle décrypte nos comportements ambivalents.
Psychologies :
Votre livre souligne la gêne ressentie à toucher directement l'argent.
Marie-Claude François-Laugier :
Des études menées sur des caissiers de banque démontrent qu'ils éprouvent une gêne considérable à faire ce geste. Nous ne sommes pas à l'aise au contact tactile du billet, assimilé au péché par la religion catholique. A la télévision, l'un des plus grands scandales de ces vingt dernières années, c'est Serge Gainsbourg brûlant un billet de 500 francs en direct (émission 7/7 en 1984).
Psychologies :
Comment la psychanalyse explique-t-elle nos rapports ambigus à l'argent?
Marie-Claude François-Laugier :
Selon Freud, l'argent symbolise l'excrément. Mais il donne aussi du plaisir à l'enfant. C'est sa première façon d'échanger avec le monde. Lorsqu'il fait un cadeau à sa mère, le petit garçon « sort l'argent » de lui. A cet égard, les hommes sont plus marqués que les femmes. Les billets en francs représentaient des figures d'identifications paternelles : Victor Hugo, Pascal, Saint-Exupéry... Toujours des hommes. Aujourd'hui, sur les billets de 20 euros, on devine les vitraux d'une église : l'argent Dieu, peut-être?


A LIRE
"La psychanalyse et l’argent" de Ilana Reiss-Schimmel publié c/ Odile Jacob, 1993. Un essai pour faire le point sur les théories freudiennes concernant l’argent, avec l’analyse de certains cas cliniques particulièrement éclairants.

Par Samuel Lepastier, psychanalyste - Publié dans Psychologies, octobre 2003