mercredi, juillet 05, 2006

Condamné à être patron !

Officiellement, on se met à son compte parce qu'on aime les défis. En réalité, devenir son propre chef est souvent la seule possibilité pour des personnalités atypiques de réussir professionnellement

EN FRANCE, une publicité pour une assurance retraite destinée aux chefs d'entreprise les définit comme les premiers à arriver au bureau et les derniers à partir, les seuls à ne jamais être malades et à être sur le pont 24 h sur 24. Caricature? Pas vraiment.
La vie d'un entrepreneur ressemble le plus souvent à un éternel marathon. La motivation? L'esprit d'entreprise! C'est vrai en partie. L'argent alors! Non, pas forcément. Du reste, beaucoup de chefs d'entreprise gagneraient autant, si ce n'est davantage, à un poste de direction dans une multinationale ou dans une banque.
Et si l'on devenait patron parce que l'on n'a pas le choix? Parce que son caractère, sa manière de travailler, parfois même ses valeurs sont incompatibles avec le monde normal de l'entreprise? Parce que rester dans une structure classique rime avec mal-être?

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Pour Roger Fragnière, fondateur de Saphir Consulting, une société d'informatique, c'est son parcours professionnel non conformiste, lié à une envie plus ou moins consciente d'indépendance, qui explique sa décision de se mettre à son compte. «Je faisais de très bonnes études d'ingénieur quand j'ai décidé de tout arrêter pour de venir photographe. J'ai suivi un apprentissage. Ensuite, j'ai voyagé et j'ai fait quelques expos. A 32 ans, je me suis mis à l'informatique et j'ai passé mon diplôme d'analyste programmeur suivi du diplôme fédéral d'informaticien de gestion. J'ai ensuite travaillé comme consultant et, en 1996, j'ai eu l'occasion de me mettre à mon compte. C'était parfait. Dans ma vie professionnelle, je ne me suis jamais senti bien dans une structure. J'aime faire avancer les choses, ce qui est beaucoup plus difficile quand on est employé, même quand on a un poste de direction.»

VALEURS. Si la lenteur des prises de décision et la lourdeur générale propre à toutes les entreprises sont de puissantes motivations pour se mettre à son compte, d'autres critères, souvent présents de manière plus diffuse mais non moins intense, entrent en jeu. Ce sont les valeurs. Sans parler de morale, beaucoup d'indépendants évoquent leur volonté de travailler autrement, dans une ambiance sereine et franche, sans magouilles et politique interne. «Ma satisfaction vient du succès de mon client, remarque Roger Fragnière, je n'aurais jamais pu faire carrière dans une entreprise où le plus important est de se faire mousser. Je ne juge pas, je dis juste que cette façon de faire ne me convient pas. Je n'aurais pas voulu et je ne n'aurais pas su le faire. J'aurais été malheureux et frustré. »
Même constat pour Sofia, attachée de presse indépendante. Après quatre ans au département communication d'une grande entreprise, elle a jeté l'éponge. «Je ne suis pas politicienne, dit-elle. Ce que j'aime, c'est faire mon travail. Je ne veux pas me vendre auprès de mes chefs pour avoir une promotion. En revanche, mes collègues le faisaient très bien et progressaient dans la hiérarchie. C'est faux de dire qu'on s'en moque! Cette injustice déclenchait en moi une telle amertume que j'ai osé me mettre à mon compte.»
L'envie de revenir à une certaine éthique se fait aussi sentir. La vente à tout prix n'exaspère plus que les acheteurs potentiels, et les commerciaux eux-mêmes rêvent d'autre chose. «Je veux de l'honnêteté, résume Eric, courtier indépendant en assurances. Dans mon poste précédent, le plus important était de faire du chiffre. Il n'y avait pas de malhonnêteté entant que telle, mais on n'allait jamais au fond des choses. Le client était souvent déçu. Je suis convaincu que dans les affaires les deux parties peu vent être gagnantes. J'ai choisi de travailler autrement en me mettant à mon compte.»

QUESTION DE SURVIE. Choisi vraiment? Louis, fondateur d'une entreprise de six personnes dans les services, en doute. Selon lui, il s'agit davantage d'une question de survie. Le plus souvent devenir patron n'est pas dicté par un raisonnement purement cartésien, mais par l'émotion. «Je me suis mis à mon compte car je ne supportais plus mon cadre de travail. Les horaires, les luttes internes. Je n'en pouvais plus. Il fallait que je m'en sorte. Dans ces conditions, il me semble difficile de parler de choix. Ou alors d'un choix contraint et forcé. Etre indépendant ou dépérir au bureau...»
En fait, se mettre à son compte est l'aboutissement logique pour ces atypiques qui se glissent mal dans l'habit classique de l'employé. Pourtant, rares sont ceux qui dès la fin de leurs études font le pas de l'indépendance professionnelle. Pourquoi? D'abord, parce qu'ils ne sont pas conscients de leur différence; ensuite, parce que même si la structure rigide d'une grande entreprise peut leur déplaire, ils pensent sincèrement pouvoir l'accepter puisque, en termes d'opportunités, de carrière, de salaires et de relative sécurité de l'emploi, il n'y a pas mieux. «Au début, on croit sincèrement que l'environnement n'a aucune importance quand on aime son travail, remarque Laurence, graphiste. Même si on n'aime pas trop la hiérarchie et les structures, on pense les supporter. Mais ça ne marche pas. Avec les années, on n'a plus la patience nécessaire pour accepter qu'un directeur qui n'y connaît rien décide de votre travail. On n'arrive plus à tenir des heures dans des réunions qui ne servent à rien avec des gens qui pensent uniquement à se faire bien voir.»
Se mettre à son compte devient la planche de salut. Et, curieusement, alors que souvent l'entourage angoisse et évoque les risques d'une telle aventure comparés aux avantages d'être employé, le futur patron ne nourrit aucun doute. Caroline, qui a ouvert il y a trois ans son bureau de comptable, raconte: «En fait, il y a un décalage entre votre perception de la situation et celle des autres. Déjà quand j'ai décidé d'arrêter l'université, mon frère me disait que je prenais le chemin le plus dur. Que réussir serait beaucoup plus difficile. C'était vrai. Mais pas pour moi! Les études étaient mille fois plus pénibles et je n'y serais jamais arrivée. Le même schéma s'est reproduit quand je me suis mise à mon compte.»
Mais derrière tout ça se cache aussi le vieux mythe de l'aventurier. Les inspirations sont les mêmes: envie de liberté et recherche de sensations fortes. «J'aime être sur le fil du rasoir, avoue Carlos, un chef d'entreprise dans le secteur du bâtiment. Il y a quelques années, quand la situation était difficile dans l'immobilier, je ne savais pas comment j'allais payer mes employés à la fin du mois, mais ça me motivait.»

Véronique Dubois – Publié dans PME novembre 2005